Expression
1. Membres de l’opération
Membres rattachés à titre principal
Didier Bottineau (responsable)
Annie Bertin
Victor Rosenthal
Doctorants
Asma Dhoukar
Membres associés
René-Joseph Lavie
Yves-Marie Visetti (CREA-CNRS, UMR 7656)
Collaborations extérieures
Carlos Cornejo Alarcon (Université de Santiago, Chili)
Patricia Bisiacchi (Université de Padoue)
Pierre Cadiot (Université d’Orléans)
Michel de Fornel (EHESS)
Jean Lassègue (CREA, CNRS UMR 7656)
Jean-Luc Petit (Collège de France - CNRS UMR 7152)
Daniel Roulland (Université de Haute Bretagne)
2. Problématique
Le terme expression dénote ici le régime sémiotique élémentaire de l’expérience qui est en même temps le mode premier de gestion de l’intersubjectivité et le lieu d’union originaire du perceptif, de l’émotionnel, du motivationnel, de l’axiologique, du cognitif et du culturel. Se situant en deçà de l’activité langagière dont elle fournit (en partie) la motivation et à laquelle elle prête sa constitution dynamique, l’expressivité originaire de l’expérience s’incarne tout d’abord dans le caractère physionomique de la perception, où toute forme, toute configuration s’offre comme une tonalité animée, une manifestation spontanée de la vie. La qualité expressive du monde perçu se trouve donc explicitement lisible dans le mode même de présentation des figures – jusqu’à les doter éventuellement d’animation et d’intériorité. Toute expérience subjective, toute perception, est d’emblée qualitative (e.g. chargée d’une valence affective) et sémiotique, son caractère physionomique procédant des dynamiques de constitution des configurations perceptives qui font de l’expérience expression de son propre processus de constitution. Cette constitution dynamique instancie in fine la structure fondamentalement participative (et énactive) de l’expérience humaine.
Une telle couche expressive originaire ne doit pas être prise pour une véritable saisie sémiotique de l’action dans un réseau symbolique, laquelle implique conventionnalisation d’un sens générique et ritualisation des gestes. En effet, l’accès immédiat à la médiation sémiotique ne signifie pas que les formes et les valeurs qui trament l’expérience puissent se concevoir hors du jeu sans fin renouvelé des transactions sociales qui les portent à l’existence. Dans ces jeux socio-sémiotiques, même la part cognitive individuelle se comprend comme perception sémiotique, attention conjointe et participation à une intersubjectivité comportant un vaste répertoire d’interactions ritualisées. Le symbolique émerge alors des pratiques sémiotiques publiques qui structurent l’expérience en domaines d’activités, traçant entre eux des connexions et des homologies, et définissant par là des normes de perception et d’action. L’articulation de l’expressivité « primitive » avec des pratiques sémiotiques publiques permet de concevoir l’émergence de formes et activités symboliques, et à travers elle, celle des langues humaines.
Au palier de l’activité langagière elle-même, la prise en compte de ses dynamiques expressives valorise une perception diachronique du langage comme activité (enérgeia) et source de changements, à diverses échelles temporelles, qui vont de la microgenèse de l’acte de parole à l’évolution de la langue au cours de son histoire.
La disposition expressive, à la fois « primitive » et encadré par la socialité du sens, manifeste tant en deçà de l’activité langagière qu’au sein de ses dynamiques de constitution, est récemment devenue l’objet d’intenses recherches et de tentatives de modélisations réunissant sciences cognitives, sciences du langage et sciences sociales. Il s’agit en l’occurrence d’un véritable tournant théorique et épistémologique par rapport à la tendance très marquée au cours de la deuxième moitié du vingtième siècle dans les sciences du langage comme dans la fédération naissante des sciences cognitives, par ce qui apparaît rétrospectivement constituer un déni des problématiques de l’expression et de la socialité du sens. Soit que les démarches en cause aient prétendu pouvoir ignorer ou différer toute question de sens ou tout motif qualitatif (d’action ou d’expression) ; soit qu’elles les aient réduites à la seule perspective d’un accès à une objectivité indépendante et d’une représentation communicable ; soit enfin que, concédant une certaine socialité du sens (sans pour autant admettre la problématique de l’expressivité de l’expérience), elles aient pensé pouvoir in fine la réduire à la recherche d’utilités élémentaires (définies au préalable dans un registre éco-éthologique) et communicationnelles.
Les membres de l’équipe participant à cette opération ont tous contribué ces dernières années aux recherches et à la modélisation des différentes problématiques expressives et diachroniques, que ce soit au niveau de l’expressivité « primitive » de l’expérience et de la sémiosis (la théorie de la microgenèse, Rosenthal, 2004a, 2004b, 2005), de la modélisation des faits d’évolution (Bertin), de l’émergence des langues et du langage (Lassègue et al., 2006, 2007), de l’expression comme lieu où la pensée prend corps et accède à la conscience, des propriétés sensori-motrices des systèmes dans les langues et de la modélisation des articulations sémantiques dérivées (théorie des cognèmes, interaction syntaxique distribuée, Bottineau 2002, 2005, 2007b) ou des phases et dynamiques de l’activité de la production de la parole qui marquent d’ailleurs l’inscription corporelle du langage (Bottineau 2007a). Un contrat blanc de l’ANR Perception sémiotique et socialité du sens : formes, sens commun, activités symboliques vient d’ailleurs en support de certaines de ces orientations (ANR-06-BLAN-0281).
Nous proposons de réunir dans une même approche construction de théories et modèles affine aux linguistiques cognitives et aux courants dynamiques et ‘culturalisants’ des sciences cognitives et travail expérimental. Un ensemble non exhaustif d’actions déjà en cours ou en phase avancée de définition figure ci-dessous.
3. Actions
1) Théorie physionomique du geste interne
• Dynamique concrète des verbes de mouvement, ses corrélats sensorimoteurs et électrophysiologiques (neurones miroirs & embodiment) ; procédure : un mot est affiché à l’écran, puis s’efface, et le sujet doit indiquer avec son doigt l’emplacement de l’affichage F en utilisant l’écran tactile.
• Geste co-verbal : évaluer l’hypothèse que la symbolisation linguistique et la symbolisation gestuelle prennent leur source dans le même espace physionomique.
• Évaluer l’hypothèse de l’imbrication des systèmes verbal et gestuel en associant production verbale et gestuelle dans le contexte d’une tâche de dénomination d’objets conduite avec des patients présentant une grande difficulté à nommer des objets dont ils sont souvent capables de montrer l’usage (anomie aphasique). ? Importance pour la rééducation.
2) Perception sémiotique et socialité du sens : formes, sens commun, activités symboliques [Projet blanc ANR-06-BLAN-0281]
Ce projet à caractère fortement interdisciplinaire propose de nouvelles voies pour faire avancer ensemble sciences cognitives, sciences du langage et sciences sociales. La clé en est de rendre compatibles deux caractéristiques fondamentales du sens : sa perceptibilité et sa socialité, et de les faire opérer dans le cadre d’activités symboliques. Plus précisément : (i) la socialité du sens doit être rapportée d’emblée à des formes et des activités symboliques, qui redirigent en permanence les interactions et conditionnent la formation des valeurs et des utilités, (ii) le sens en tant que social ne se sépare pas d’une recherche d’expression, concomitante de la formation de divers médias sémiotiques et d’une constante ritualisation des conduites, fondant la possibilité de la répétition et d’une évaluation des écarts, (iii) l’historicité et la socialité du sens trouvent leur répondant, au niveau de l’expérience individuelle, dans une perception d’emblée sémiotique, qui ne se sépare pas de dispositions expressives étroitement dépendantes des médiations sémiotiques instituées.
3) L’inscription corporelle du langage social
Dans le cadre d’une théorie de l’acte de langage comme procédure distribuée de co-construction du sens (constitution par la parole de l’idée pour soi et autrui), prise en compte des paramètres physiologiques et environnementaux où s’inscrit l’émergence langagière aux différentes échelles historique (émergence / évolution, acquisition et discours) et étude de la formation de systèmes individués semi-autonomes (démotivation / remotivation bouclée, autopoïèse) :
• Langage et respiration : rôle de l’alternance respiratoire dans la discontinuité énonciative (structure et limites des énoncés, syntagmes, lexèmes) et du dialogisme (réversibilité, planification dialogique inscrite dans la morphosyntaxe et la prosodie). Langage, respiration, émotion : affect respiratoire des émotions, effets sur la prosodie, rôle de la prosodie comme compensateur de la perturbation émotionnelle et comme catalyseur et ajusteur (émotionnel et dialogique) de la planification énonciative. Polyfonctionnalité et ubiquité des facteurs (prosodie comme contrôleur respiratoire, comme interface émotion / énonciation, comme segmenteur syntaxique ou lexical (tonèmes) et planificateur dialogique, comme fait externe et interne au langage).
• Langage, articulation, audition (proprioception et perception environnementale) et multimodalité (gestualité visuelle de l’articulation et autres kinésies) : systèmes phonologiques (Diver 1979, Tobin 1997 : Phonology as Human Behaviour, the Columbia School of Linguistics) : propriétés sensori-motrices des systèmes dans les langues et modélisation des articulations sémantiques dérivées (théorie des cognèmes) ; phonosymbolisme et démotivation dans le lexique et la morphologie (idéophones et classificateurs, éléments formateurs des grammèmes) ; morphologie de catégorisation du lexique en classes d’expérience par propriétés enactives et cadrage de la mise en œuvre discursive des lexèmes (polysémie, métaphore, couplages harmoniques ou transgressifs, langue des jeunes)
4) Syntaxe et morphologie en typologie linguistique
• Étude de l’ordre des mots et syntagmes pris pour indices 1) de l’ordre de construction sémantique dans la procédure d’idéation et 2) de la distribution des contrôles et cibles des procédures d’orientation. Résultats obtenus : trois « types cognitifs » ont été déterminés, a) opérande / opérateur (anglais et langues romanes pour l’essentiel), b) focale / pivot verbal / arguments (breton) et analyse / synthèse (basque). Réduction de l’écart gotique / celtique > allemand / breton (convergence typologique). Le japonais (type c) malgré une diachronie hybride, très comparable au basque), plusieurs langues du groupe malayo-polynésien (proche du type b), mais avec regroupement de la focale et du pivot verbal en un constituant unique, et polycatégorialité des unités lexicales) et du groupe celtique (proche de b) également, mais sans la polycatégorialité dans le lexique). A long terme, projet de décrypter le schème syntaxique de l’inuktitut.
• Les grammèmes affixes, éléments formateurs agglutinables, mono- ou polyfonctionnels, formes sagittales (Hagège 1982) comme marqueurs d’une procédure d’orientation déterminée et, selon les cas et types, de contrôleur et/ou cible spécifiés (distributionnalité) ; inscription des théories de l’invariance (Guillaume 1964, Culioli 1973, Adamczewski & Delmas 1982) et du reprofilage (Cadiot & Visetti 2001) dans le cadre d’une dynamique distribuée. Structure submorphologique des opérateurs (théorie des cognèmes) dans ses rapports à l’expérience sensori-motrice. Inscription en cours de la cognématique dans les courants de la corporéité cognitive et du langage distribué. Remise en cause de la compositionnalité morphologique et mise en évidence de réseaux dont les parties sont manifestées par des marqueurs symbolisant la variation configurationnelle de l’ensemble (basque).
• Couplage morphologie / syntaxe : Détermination du statut cognitif en termes d’orientation de faits morphosyntaxiques saillants (accords progressifs et régressifs, harmonies, rôle syntaxique des cognèmes, etc.).
5) Parole et diachronie
• La notion de « grammaire émergente », développée dans la mouvance cognitive, remet au premier plan l’acte de parole par rapport au système abstrait, selon une conception qui est déjà celle de W. von Humboldt : « La langue, considérée dans son essence réelle, est quelque chose de passager, continuellement et à tout moment. […] Elle-même n’est pas une œuvre (érgon) mais une activité (enérgeia). »
• On voudrait donc confronter et faire se confronter les méthodes en diachronie, tout en interrogeant les (r)apports de l’empirisme et du théorique, de la philologie et de la linguistique. On défendra que la théorisation du changement se fait mieux si l’on considère le langage comme activité (enérgeia), conjoignant universaux cognitifs et marqueurs de différenciation sociale et individuelle.
6) Émergence du langage, émergence et développement des langues
• Polyfonctionnalité originelle, constitution d’un paradigme d’actions symboliques coordonnées par détournement et fédération d’activités diverses et non reliées ; langage et communautés, cultures, identités ; individuation et autopoïèse.
• Étudier l’hypothèse d’une relation de co-constitution / co-évolution entre le monde visuel chez l’homme et le langage en s’appuyant sur : (i) le statut et qualité à part du monde visuel chez l’homme, (ii) le statut du champ visuel comme medium mnémotechnique, (iii) la possibilité d’une corrélation « phylogénétique » et/ou de détermination réciproque entre vision et langage chez l’homme, (iv) caractère essentiellement visuo-spatial de l’imaginaire linguistique, (v) forte dépendance lexique - discrimination perceptive.
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